CICR (éd.): L’humanité en guerre

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Titel
L’humanité en guerre. Photos du front depuis 1860


Herausgeber
CICR
Erschienen
Lyon 2009: Éditions Lieux Dits
Anzahl Seiten
248 p.
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André Vincent

La représentation imagée de la guerre à l’attention de ceux qui n’y sont pas directement confrontés est un exercice particulier et qui ne date pas d’aujourd’hui. Dans des temps anciens, où seul le dessin pouvait rendre compte de la réalité, des noms illustres, de Jacques Callot à Goya, se sont essayés à faire partager à leurs contemporains éloignés des champs de bataille les impressions très désagréables que l’on pouvait y ressentir. Car le discours des artistes n’était pas neutre, et leurs tableaux voulaient dénoncer avec vigueur les abominations dans lesquelles le genre humain pouvait tomber quand il s’agissait de nuire à son prochain. Dès son invention, au milieu du XIXe siècle, la photographie prit le relais dans cet effort d’illustrer pour les générations présentes et futures les affres d’une activité qui, elle aussi, avait su négocier le tournant de la modernité.

C’est de cette époque également que datent les premiers clichés conservés dans les archives du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Le grand public est régulièrement informé des opérations de la Croix-Rouge internationale à l’occasion des crises humanitaires qui secouent la planète. Peu de gens savent en revanche que cette organisation conserve un vaste patrimoine photographique de plus de 100 000 images. Le présent ouvrage vient dévoiler une partie de cette riche collection.

Préfacé par le reporter James Nachtwey, grand spécialiste du sujet qui a documenté de nombreux conflits, en particulier pour l’Agence VII dont il est un des fondateurs, L’humanité en guerre se propose à son tour d’amener le spectateur sur la ligne de front, dans un voyage couvrant quelque 150 ans d’histoire contemporaine. Le lecteur est d’ailleurs immédiatement embarqué dans ce périple, rien qu’en regardant la photographie en couverture. Elle représente une scène de combat saisissante dans les faubourgs de Stalingrad, en 1942. Tandis qu’en arrière-fond des soldats russes s’élancent à l’assaut d’un ennemi invisible, le regard est attiré par le geste d’un militaire soviétique en train d’en soigner un autre. Or, cette simple photo résume à elle seule l’ambition de l’ouvrage du CICR, mais aussi son ambivalence.

En effet, ses concepteurs veulent, au fil des pages, montrer que même au coeur des ténèbres une lumière de charité et d’empathie pour les victimes de la guerre existe, et que la Croix-Rouge symbolise cette clarté. Il faudrait alors parler d’humanité dans la guerre, titre qui aurait été plus adéquat avec l’intention première des auteurs telle qu’ils l’expriment sur le quatrième de couverture («chacune de ces images nous incite à l’altruisme, nous invite à nous aider à nous aider les uns les autres»). En ce sens, ils se démarquent de leurs célèbres prédécesseurs qui, par la gravure ou la peinture, ne souhaitaient montrer que la souffrance sans limites endurée par ces mêmes victimes, en des siècles, il est vrai, où l’on ne se préoccupait guère de leur bien-être.

Cela dit, si le dessein de l’ouvrage est clair, sa mise en oeuvre l’est beaucoup moins. Tout d’abord parce que le livre, en voulant illustrer le geste humanitaire, offre plutôt un éclairage (avantageux) sur l’organisation qui l’accomplit. Certes, cette autoreprésentation est normale, puisque la plupart des clichés ont été pris par des employés du CICR dans leur cadre de leurs activités. Mais ici, la multitude, pour ne pas dire l’omniprésence des références à la Croix-Rouge de Genève (drapeaux, jeeps, délégués clairement «badgés») est visiblement un parti pris, voulant montrer que l’humanitaire dans la guerre est le pré carré d’un seul organisme. L’argumentaire est d’ailleurs poussé à l’extrême car, quand on ne voit pas officiellement le logo du CICR sur la photo, la légende est là pour nous rappeler que le geste salvateur est bien effectué par celui-ci (p. 123). Même les victimes semblent avoir été sponsorisées par l’organisation (à l’exemple de ces adolescents réunis avec leur famille et qui portent un tee-shirt CICR, p. 209)! Ce plaidoyer institutionnel a aussi (et surtout?) une vocation pro-domo, censée montrer aux collaborateurs du CICR combien il est bon de faire le bien. Sinon comment expliquer la présence de ces photos de délégués (et de victimes) tout sourire (pp. 92, 193, 230) qui n’apporte rien de plus à la thématique du livre, si ce n’est une autosatisfaction certaine aux auteurs et à leur public en interne? Le lecteur étranger aux arcanes de l’organisation restera, à coup sûr, plus dubitatif et se demandera, par exemple, que diable viennent faire les photos de ce délégué torse nu, aux allures de «routard» (p. 159) ou de cette déléguée sortie tout droit par son habillement négligé du Club Med’ (p. 119) dans une galerie de figures censées représenter des travailleurs humanitaires au service des victimes de la guerre. Il se satisfera peut-être en se disant que les protagonistes des clichés seront heureux de se revoir et de se remémorer d’anciens souvenirs.

En revanche, le même lecteur étranger sera moins enclin à la bienveillance quant il s’agira de s’interroger de façon plus critique sur la pertinence de cet ouvrage. Certes, il n’aura que peu à dire sur le contenant, car il s’agit d’un bel objet esthétique qui ne dépareillera pas dans sa bibliothèque. Mieux, le livre lui donnera l’occasion de découvrir des photographies maison, inconnues du grand public, mais qui mériteraient de ne pas le rester tant ils savent mettre de l’humanité dans la vision de l’inhumain (voir par exemple les clichés de Franco Pagetti et de Thierry Gassmann, respectivement pp. 153 et 216). En revanche, notre brave lecteur restera sur sa faim en ce qui concerne le contenu censé enrober les images. En introduction historique aux différents chapitres chronologiques de l’ouvrage, un texte assez fade qui n’apportera rien de plus à la connaissance des conflits; mais surtout des (souvent belles) photographies à la chaîne présentées sans aucune mise en contexte autre qu’une légende sommaire. Or, si comme le rappelle Nachtwey (p. 3), «une image vaut mille mots», des mots sont cependant nécessaires pour expliquer cette image et la rendre vraiment lisible et compréhensible à tout un chacun. Ainsi, si l’on revient à la photographie de couverture, il semble peu probable qu’il s’agisse d’un cliché pris sur le vif sur le front de Stalingrad, tant l’agencement des personnages semble extraordinaire et organisé à la fois. Nous aurions alors à faire à une image dite de propagande. Poser cette question – pour ce cliché comme pour d’autres du même genre (p. 13 par exemple) – dans un court texte qui aurait suivi la légende, aurait été le minimum que l’on puisse attendre d’un ouvrage de photographies, au risque qu’il ne tombe lui-même dans l’objet propagandiste, ce qui, au vu des remarques précédentes, n’est pas une hypothèse à écarter totalement. Ainsi, à l’image de leurs illustres prédécesseurs, les auteurs de L’humanité en guerre partageraient la même absence de neutralité dans le regard qu’ils portent sur le sujet de leur ouvrage.

Gageons également qu’à l’instar des oeuvres des Callot et des Goya, le livre du CICR, malgré ses imperfections, trouvera lui aussi son auditoire de spécialistes et de profanes. D’une part, il satisfera amplement les historiens qui s’interrogent sur la manière dont le CICR se perçoit et entend se laisser se percevoir. D’autre part, il séduira immanquablement un large public, tant il semble évident que, malgré la répulsion intrinsèque qu’on puisse en avoir, les images de la guerre ont de tout temps fasciné les hommes.

Citation:
Vincent André: compte rendu de: CICR (éd.): L’humanité en guerre. Photos du front depuis 1860. Lyon, Éditions Lieux Dits, 2009. Première publication dans: Revue Suisse d’Histoire, Vol. 59 Nr. 4, 2009, p. 477-479.

Redaktion
Veröffentlicht am
31.01.2012
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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